Le rêve est sibyllin, magnifique. Celui qui sait,
pleur d’un bonheur si pur et ses larmes se changent en glacillons au coin des
joues comme aux fenêtres d’un foyer paisible.
Mon esprit captif,
sauvage Ookpik, sublime harfang des neiges s’esquive et d’un battement de ses
grandes ailes blanches, s’éloigne de mon corps vide simulant le sommeil humain.
J’écarte délicatement les
branches des grands sapins ensevelis sous la neige-Mère, celle qui tombe la
première et qui jamais n’est bousculée. Cette neige-Mère est élégante, perchée
sur la cime des arbres, elle chatoie sous les caresses de la lune. Mon passage
nébuleux bouleverse la charpente immaculée des couvertures de satin, une chute
gracieuse me frôle de sa bise glaciale. Je traverse les sous-bois qui
surplombent les chantiers enneigés; les hautes herbes folles valsent derrière
moi comme des écharpes de dentelles aux fentes ajourées laissant passer vie
avec ténuité. Je jette un dernier coup d’œil à la maison de mon enfance, son
reflet à travers les fins tricots de flocons me laisse un souvenir vaporeux
comme l’air. Une faible lueur orangée me parvient d’une baie vitrée, lointaine
séduction, des années lumières me séparent de sa chaleur. Mon corps-chimère
s’éloigne instinctivement, attirée par la noirceur de l’autre côté, par la
quiétude de l’âme que me procure cette obscurité scintillante, cette douceur
nocturne qui berce les tréfonds de mon être.
Je voudrais atteindre
l’autre bord. Le rêve m’exauce. Mon élan est dénué de fougue, c’est une
impulsion soudaine que l’engourdissement psychique me dispose à travers le
songe. La tiédeur de mon souffle m’enveloppe, le froid est si beau lorsqu’il
est indolore. La solitude est parfaite. J’immerge de la forêt comme la
sentinelle, je suis la pupille du ciel tombée sur terre. Je suis une étoile.
L’horizon nu de ce désert
bleuté m’évoque autre chose. Cette autre chose qui est inconnue encore.
D’immenses glaciers flottent le long de l’épais littoral glacé de ce pays
enchanté, surmontent la grandeur, celle qui n’a jamais été vue. Leur
gigantesque masse est animée de longs mouvements langoureux et je penche la
tête. Mes yeux se ferment, je voudrais glisser comme un glacier. Je m’avance,
tel un spectre inuit, puis, j’échappe l’équilibre, je fond dans une brèche plus
étroite encore qu’une écaille. Ma matière est réelle, je coule comme une
rivière sur la paroi des fondations bruyantes de la grotte. Je me sens si belle
que j’oublie de respirer.
L’air est si pur à
l’intérieur qu’une seule de ses bouffées peuvent vous faire vivre
éternellement. Je suis prise d’un frisson qui me nourrit; à l’entrée de la
grotte, miroite au plafond les plus infimes nuances de verts et de bleu.
Les remous d’eau gelée dans le bassin clapotent le long des bancs parés de
joyaux, les murs de serpentines semblent doux et gras au toucher, je voudrais
m’y blottir comme un ours qui tend l’oreille aux aurores.
Au fond de l’eau grise,
que les perles de fonte rendent trouble, dansent de faibles lumières
phosphorescentes. Je laisse choir mon corps lourd et ballottant de
phoque au pied du réservoir, je m’abreuve.
Le ventre du glacier
gronde gentiment, et les lumières grandissantes, s’approchent de moi. Leur
beauté est vivante, je sens leurs regards caresser ma douleur, et mon cœur
étanche de malheur s’épanoui devant les esprits multicolores de la grotte qui
émergent tranquillement de l’eau. Ils flottent éperdument au centre d’une
vision sublime et dansent dans les airs tout près de moi, rependant leur
ivresse au creux de mon être-viduité. Un chant terrestre résonne dans l’écho
des profondeurs, des poissons venus d’ailleurs, écoutent avec vitalité les
ondes projetées au fond de l’eau. Je pleurs des larmes, la plénitude enfin
s’empare de moi et je voudrais que le bonheur ne dure qu’une fraction de
seconde, cette fraction de seconde qui existe entre l’aube et l’aurore, celle
qui permet aux songes d’être aussi poignants au réveil. Le rêve exauce ceux qui rêvent.